Et dans tous les sens du terme, sans y réfléchir plus longtemps je saisis le paquet. Quand on se noie, autant se raccrocher à une planche pourrie qu’à rien du tout. Avant de me donner son numéro de téléphone, le taulier me regarde droit dans les yeux.

— Et sois bien sûr d’un truc, si t’as balancé le paquet dans le caniveau, je le saurai quand tu m’appelleras… O.K. ?

Je sors sans répondre et prends une grosse bouffée d’air quasi pur. Je cherche un taxi vers la rue Saint-Denis. J’ai l’air d’un con, avec ce machin sous le bras. Les gens me regardent. Il faut que je passe à la vitesse supérieure. J’ai l’impression d’être un abruti qui va faire une demande en mariage. Et qui se presse, des fois que la mariée se tire. Je grimpe dans une Renault Espace et donne l’adresse au chauffeur.

— C’est pour votre fiancée, le paquet ?

— Non, je vais faire sauter la Caisse des Dépôts et Consignations.

Pendant le reste de la course, je l’ai invectivé plus d’une fois, il a pris tous les feux orange des grands boulevards.

Il m’a laissé au début de la rue Montmartre. Faudrait voir à ne pas me prendre pour un con. Tout le monde regarde le paquet. Faire vite. Dans un volume pareil on pourrait faire entrer un tas de trucs, et pas que des choses qui sentent le bon goût et le cadeau d’anniversaire : un pain de plastique avec minuterie, la tête d’un ennemi mortel, un tupperware de merde de chien, un Uzi chargé. Mais ça ne sent rien, ça ne pèse pas lourd, ça ne fait pas tic-tac, et je me demande si ma parano a une quelconque raison d’être. Je repère l’enseigne du rade : Chez Fred. Des Harley sont garées, en enfilade, devant. Je n’aime pas ça. Boulot de con. Plus vite. En forçant un peu sur le gros nœud jaune, je pourrais dépiauter le papier sans le déchirer. Qui le saurait ? Et quelle importance, d’ailleurs. On s’en fout. Faut pas me prendre pour un con. C’est pas moi qu’on va entuber avec cette histoire d’écureuil. Je ne sais pas si c’est la trouille, l’énervement ou quoi, mais mes mains ont précédé ma pensée, elles ont fait glisser le nœud et déchiré les pliures du papier. Après tout, rien à foutre. Comment résister à ce qui est caché ? Comment laisser son imagination aller au devant des pires cas de figure, sans rien faire, quand on a sous le bras un truc qui vous agresse les yeux, qui vous nargue. Tout le monde me regarde, les marchands de couscous, les portiers du Palace qui me connaissent, les clients qui patientent, ils veulent savoir quel diablotin va sortir de la boîte et s’il va me péter à la gueule. J’ouvre.

J’ai d’abord cru qu’il allait me mordre. Le flux d’adrénaline m’a fait frissonner tout le corps. Mais le bestiau, toutes dents dehors, rivé à son socle, ne m’a pas sauté à la gorge. Il paraît que c’est craintif, les écureuils. Je lui ai caressé la tête, soulagé, et l’ai enrubanné tant bien que mal dans le papier brillant.

À quelques mètres du bar, j’ai vu un type assis sur le trottoir. Je l’ai pris pour un clodo jusqu’à ce que je voie son nez qui pissait le sang en silence. Un grand mec, bras croisés dans l’entrebâillement de la porte de Chez Fred, le regarde en se foutant de sa gueule. Il m’a toisé de pied en cap, moi et mon petit costume sans âge et sans âme. Il s’est écarté pour me laisser passer, surpris. En fait, ce n’est pas moi qu’il a laissé passer mais le paquet cadeau. J’ai d’abord pensé à un videur, pour m’apercevoir très vite, à l’intérieur, que l’endroit n’en avait pas besoin.

Magnifique bar. Des néons bleus, un comptoir en bois qui serpente tout le long de la salle jusqu’aux tables de billard. Un parquet, nickel et vitrifié de fraîche date. Des boiseries un peu partout. Le genre qui inspire confiance. S’il n’y avait pas eu le public. Toute une bande de mecs fondus dans le même bronze, des matafs silencieux, barbus pour la plupart, pétris d’ennui, cuirassés et bottés, bagousés façon poing américain, une chevalière gravée à chaque doigt. D’habitude ils vont par deux ou trois, où qu’on aille dans la nuit. Bertrand et moi, on les contourne poliment si on monte le même escalier, au besoin on leur retient la porte si on les croise aux toilettes, et on passe notre chemin. Mais là, j’ai bien l’impression d’être tombé dans un nid, un club auquel on ne me demandera jamais d’adhérer. Des bikers purs et durs, mi-hommes mi-cylindres, ceux qui ont, eux, toutes les raisons du monde de porter un perfecto. Sans le paquet que j’ai sous le bras je me sentirais à poil, au milieu de ces mecs. Il y a deux minutes il m’angoissait, maintenant il me rassure, c’est ce que j’aime dans la nuit : tout y est à vitesse variable. Autre détail rassurant, une espèce de pièce montée à la crème au beurre, à peine entamée, avec des bougies et un naja à la langue fourchue au sommet, là où on trouve en général une gentille figurine de communiant. Et j’avance avec un sourire de faux cul vers celui qui a le plus de chances de s’appeler Fred. Réflexion faite, ils peuvent tous s’appeler Fred. Je bafouille quelques mots, anniversaire, cadeau, H.L.M. Je ne sais pas lequel des trois l’a le plus énervé, mais, toujours sans prononcer un mot, il m’a arraché le paquet des mains sans le plus petit merci. Tout le groupe m’a entouré. Sueur, chaleur. Tout ça en un battement de cils. Sans savoir pourquoi, j’ai repensé à ce mec, dehors, une main sur son nez gluant.

— Je ne suis que le livreur, j’ai dit, en me forçant à sourire.

Un écureuil, c’est gentil. On ne peut pas s’énerver devant un petit rongeur aussi mignon, j’ai pensé. Il a déplacé la bouteille de champagne sur le comptoir. Quand il a vu l’animal, il s’est figé, silencieux, statufié. Les autres aussi, pas longtemps, car j’ai entendu une tempête de rires qui a fait vibrer les murs. J’ai ri aussi. Tout le monde, sauf Fred. C’est là que j’ai compris. Compris que si je lui avais craché à la gueule, j’aurais eu plus de chances de m’en tirer. Que l’écureuil, c’était pire qu’une bombe. L’écureuil, c’était l’insulte suprême. Pas la peine de chercher à connaître le détail. Je me suis maudit d’être tombé dans le panneau. Parasite pigeonné par un écureuil dans un nid de najas. C’est tout ce que je mérite.

Tout le monde s’est arrêté de rire quand il m’a empoigné par le col. J’ai tenté de négocier, dire tout ce qui me passait par la tête, mais j’ai senti que la baffe allait tomber. De sa main libre il a pris l’écureuil et l’a fracassé sur le rebord du comptoir. Un gars, accoudé au bar, m’a dit :

— Tu sais ce qu’on va faire de toi, maintenant ? Et ben, on va t’empailler comme ton rongeur. Et on va te mettre sur une étagère. Parce qu’on n’a pas eu de nouveau trophée depuis le scalp de ton pote du H.L.M.

Mais je n’ai rien entendu de tout ça, j’ai vu la bouteille de champagne à portée de main, et je me suis dit que j’étais incapable de faire ça. Que je n’étais pas assez gonflé. Que j’étais le genre de mec à recevoir des claques et dire merci. Que j’allais vivre un quart d’heure noir. Qu’ils allaient tous s’en donner à cœur joie et me défoncer la gueule. Que le vrai cadeau d’anniversaire qui fait plaisir et qui distrait, c’était moi. Qu’il fallait bien encaisser tout ça en serrant les lèvres. Et j’ai serré les lèvres.

 

*
*  *

 

Au loin, j’ai vu la pointe du Sacré-Cœur, dans la nuit. À bout de souffle j’ai cessé de courir, pour reprendre ma course un instant plus tard. Une bouche de métro, j’ai eu peur qu’ils me coincent sur le quai, j’ai pris la sortie opposée, la nuit, encore, le Sacré-Cœur a disparu. Un coin de rue, un autre, encore un autre, des bagnoles, elles ont pilé à mes genoux. La vraie frousse, c’est quand je me suis retourné. Personne ? Non, personne. J’ai pris le temps d’exploser en pleurs, et les larmes ont contrarié mon souffle. J’ai retrouvé les spasmes bruyants de l’enfance, les plaintes en dents de scie, toutes les montagnes russes qui sortent de la gorge et qui font les gros chagrins. C’est les nerfs, a pensé l’adulte qui revenait à lui. J’ai vu le tesson de bouteille dans ma main. Je n’ai pas su comment le lâcher. Il est resté là, dans l’étau de mon poing, sans que je puisse desserrer la pression. J’ai glissé sur le trottoir, contre la porte vitrée d’un distributeur de pognon, j’ai revu, sans le vouloir, la grimace de ce type quand la bouteille s’est fracassée sur sa tempe, c’est la seule chose qui me revient maintenant, le reste n’a été que de la course, et d’autres bris de verre sur mon passage, dans mon dos, mais je ne suis plus très sûr. Le goulot, posé contre ma cuisse. Envie de me moucher et ne trouve que mes doigts. Un instant j’ai pensé à rentrer dans l’enclave de la banque, m’y cloîtrer, et, s’ils m’y retrouvent, déclencher un signal d’alarme, de l’intérieur.

Ils m’ont perdu. Une nouvelle bouffée de rage m’a tiré d’autres larmes. Mais d’une qualité différente. Il y a toujours un petit plaisir, bien caché au fond des pleurnicheries, et celui-là n’a pas pu se cacher longtemps. En fait, c’était comme une explosion de bonheur et de joie. D’une rive à l’autre de la folie. Bonheur d’avoir pété la gueule de ce mec, d’avoir été celui-là, l’autre, un autre, qui jamais du reste de son existence n’aura le remords d’avoir encaissé sans rien dire. D’avoir vu son amour-propre violé et souillé. Question amour-propre j’ai un gros manque à gagner depuis que je me suis traîné aux pieds de Bertrand.

Pas loin, j’ai vu une cabine téléphonique.

 

— Content le Fred ?

— …

— J’étais sûr que tu irais… Il l’a pas trop mal pris ?

— À mon avis tu vas avoir droit à la descente d’un certain nombre de jeunes motocyclistes mal intentionnés qui vont faire subir des dégradations à ton commerce. Et j’aurais aimé être là pour voir ça.

Rires, à l’autre bout.

— Comprends-moi, vieux… J’aime pas qu’on fouine dans mon rade, cette leçon vaut bien une mandale. J’avais un cadeau, t’arrives et ça m’en fait deux. Je l’aime bien, le Fred, même s’il est maladroit quand il manie la tondeuse, c’était sympa de lui offrir une petite tronche à tartiner pour son anniv’. Et t’inquiète pas, va, lui et moi, on a un deal, c’est pas ça qui va déclencher la guerre. Pas tout de suite. Au fait, tu sais pourquoi on l’appelle l’écureuil dans tout Paris ?

— M’en fous. Je veux l’adresse.

— T’as raison, vieux. Tu l’as méritée. À l’heure qu’il est, ton albinos il traînerait vers ce rade… Un nom à la con, j’oublie toujours… Un truc de chébran… Comment il s’appelle, Pierrot ?

S’il ne me dit rien, je prends le premier taxi pour l’égorger avec le tesson.

— … Le quoi ? Ah oui ! Le Café Moderne. C’est rue Fontaine.

Clic.

J’ai mis quelques secondes à réaliser qu’hier encore, là-bas, j’ai clairement entendu un type évaluer les avantages et les inconvénients à me voir mort.

 

*
*  *

 

Putain de rue Fontaine. Connerie de Pigalle. Il y a le Pigalle des touristes, Gay Paris, Hot Boulevards, live shows minables et travelos junkies, retour au car avant minuit. Et il y a le nôtre. Martial’s, Folies Pigalles, Mikado, Nouvelle Ève, Loco, Moon, Bus. Et cette putain de rue Fontaine. Quoi qu’on fasse on est bien obligés de passer par elle, c’est comme le Sommier pour les flics. Tous ceux qui font les nuits de Paris y vont forcément à un moment ou un autre, pour retrouver sa bande, pour planifier la soirée devant une tequila, pour se descendre le steak tartare de l’aube. J’ai l’impression d’être un yoyo dont le bout de la ficelle est noué vers la place Blanche.

Au loin, les bras croisés, assis d’une fesse sur le capot d’une bagnole rose : Gérard. Ce mec-là n’a pas vu la lumière du jour depuis des années. Couché à huit heures du mat’, réveil à quatorze, deux heures de full contact, un ou deux bars pour serrer la main à des potes, et au boulot. D’ici peu il aura un teint d’endive, des lunettes noires pour prendre un café en terrasse, un métabolisme en jet-lag permanent, et des nunchakus coincés dans sa ceinture pour lui servir de tuteur. Ça compte aussi pour moi, mon horloge interne est aussi bousillée que la sienne. Le vieux fou de ce matin a raison, à force de vivre à contre-courant on devient un contresens. Le sommeil sur le carrelage d’une piscine n’est pas vraiment réparateur. Les petits fours tous les soirs, c’est pas une vie pour un estomac. Quant au champagne…

Il discute avec deux clients. 3 heures, le rush est passé et on peut se relayer entre collègues, tranquille, jusqu’à la fin de la nuit. Un seul suffit à la porte. Avec la chance que j’ai, il faut que je tombe sur le mauvais.

Qu’est-ce qu’il a dit ? Homicide involontaire, cinq ans, il sort dans trois et c’est le roi sur Paris. Qui osera forcer sa porte, après ? Qui osera lui tenir tête après une telle lettre de noblesse ? Je me demande si c’est la faute à Paris, et à sa nuit, d’avoir créé ce genre de carriériste. Jordan est peut-être là-dedans. Je n’ai qu’à passer la porte. Je le repère, téléphone au vieux. Et on me relâche Bertrand.

Passer la porte.

Lui refaire le coup d’hier ? Attendre qu’une tête connue veuille bien me prendre sous son aile et passer le barrage en faisant un bras d’honneur à Gérard ? Hors de question, d’abord à cause de l’heure tardive et de la fréquentation qui faiblit. Et puis, de toute façon, même avec le Papey il a dit, et il tiendra parole. Autre stratégie, celle de la hyène qui guette la charogne : attendre dehors que Jordan veuille bien sortir. Perdre du temps s’il est déjà parti. Et comment le retenir, dehors ?

Passer la porte. Je ne vois que ça.

Mais, ce soir, avec un argument en main.

Dès qu’il me voit, il écarquille les yeux. Il pense que c’est trop beau pour être vrai. Que je me jette dans la gueule du loup.

— Le cloporte ?… Dis-moi que je rêve…

Stupéfaction. Je ne provoque jamais ça chez personne. Tout à coup j’ai un peu froid. Une appréhension. Quand il dit « tuer », c’est façon de parler. C’est de la blague. On ne peut pas le prendre au sérieux. Comme le reste. Tout ça c’est de la rigolade, la nuit, les gens qu’on y rencontre, la vie que je mène. Et je viens de m’apercevoir qu’en vingt-quatre heures on m’a kidnappé, qu’on a séquestré mon pote, que j’ai convoyé un écureuil, que j’ai fendu le crâne d’un mec, et que je m’amuse à faire le kamikaze avec un gars qui rêverait d’avoir ma mort sur la conscience pour réussir dans la vie.

— Je viens rapport à hier… J’ai fait le con… Je te fais des excuses.

Trouver d’autres conneries à dire. Avoir l’air sincère.

— Tous les deux, on est de la nuit… On se croise… Ça vaut pas le coup de se faire la guerre…

Comment suis-je capable de dire ça quand je serais ravi de voir un caterpillar lui passer dessus à l’instant même.

De ma poche, je sors les deux Pascal soigneusement préparés.

— Ça c’est pour les ennuis que je t’ai causé. Et je t’offre un verre en bas.

Tétanisé, Gérard. Il regarde les deux billets qui flottent dans la paume de sa main. K.-O. debout. Je ne sais plus où poser les yeux, sur les danseurs qui sortent, surpris par l’obscurité et la fraîcheur de la nuit. Sur un taxi qui charge deux splendides créatures qui bâillent. Sur le néon du Korova Bar dont le K vacille. Sur ma chaussure trouée. Il me toise, incrédule. Et, sans dire un mot, les met dans sa poche, ces mille balles.

— Ça, c’est pour le temps que tu m’as fait perdre. La honte, ça sera plus cher. Ça se monnaye pas la honte, c’est hors de prix. T’es mort depuis hier. Tuer un parasite c’est comme un truc d’utilité publique, j’aurai la clémence du jury. Tu peux pas savoir comment on se fait respecter, en taule, quand on tombe pour homicide. J’ai tout ce qu’il faut, une enfance difficile, un avocat qui me connaît mieux que ma mère, et deux ou trois relations haut placées qui ne me refusent rien après des services rendus, à l’époque où je faisais de la protection rapprochée. Et j’ai des témoins plein la cave pour dire que tu l’avais bien cherché. Et je sais mettre les mauvaises baffes, les atémis fatals qu’on reçoit par hasard, les coups malheureux qu’on regrette mais trop tard. C’est plaidable.

— …

— Et ça te tombera sur la gueule au moment où tu t’y attendras le moins. T’as plus qu’à patienter. T’as été choisi.

 

J’ai traversé la rue, la tête vide, les bras ballants. Tout ça c’est de la blague. Ça me fait gamberger, mais c’est de la blague… C’est pour jouer au dur qu’il dit ça… Il aime foutre la trouille… c’est son métier… Ses menaces, c’est pour rigoler avec les copains… Mais quand même.

Ça fait bizarre d’entendre un mec planifier son séjour en taule. Et si je me cassais, là, à Fontainebleau, chez ma sœur ? C’est moi qui ai insisté pour ne pas être le premier au trou. Bertrand a eu assez de tripes pour me faire confiance. Près des poubelles du haut de la rue Mansart, j’ai cherché un horodateur pour savoir où en était mon compte à rebours. Moins 22 heures.

Mon gros Gérard, t’es trop sûr de toi. J’ai voulu faire la paix mais tu ne veux rien entendre. Eh bien moi, avec mes petits bras et ma petite tête, je vais te faire mal, Gérard. Et je sais comment. Je vais y rentrer, dans cette boîte. Tu paries ?

 

Je n’ai pas trouvé mon bonheur tout de suite, parce que je l’ai cherché dans le malheur des autres. Ces deux paumés qui avaient chacun une bonne raison, peut-être la même, d’empocher un billet de cinq cents balles. J’ai sans doute cru qu’ils en feraient bon usage. Je les ai racolés sous un échafaudage, accroupis dans des cartons. Je me suis senti l’étoffe du salaud, surtout quand je me suis dit : donne-leur le fric en deux temps, des fois qu’ils se cassent en douce, et adresse-toi au petit rasé, il est moins baraqué mais il a l’air vicieux et en manque. Ensuite ils m’ont suivi du regard quand j’ai frôlé la bécane pour la leur montrer. Hier, déjà, Gérard l’avait garée là. Il la faisait admirer à ses potes.

Une Harley Davidson Electra Glide 1340 noire. Autant dire le rêve doré de tout chevalier du bitume. Le dernier destrier de ces temps modernes et désenchantés. Où qu’on soit sur la planète, quand on roule sur une Harley, on a Babel dans le dos et Babylone droit devant. On l’enfourche comme une walkyrie, on la kicke comme une winchester à pompe, on la caresse comme un mustang. On repère une Harley avant même de la voir, à sa seule musique, une superbe toccata au crescendo divin. Du Bach.

Un instant, j’ai imaginé Gérard recevant un coup de fil, une mère mourante, un frère suicidaire, mais ça ne le ferait même pas bouger de sa porte, cet enfoiré. Qu’ils crèvent, hein ?… Une enfance difficile… c’est bien ça qu’il a dit, hein ? Mes deux paumés arrivent avec des barres à mine trouvées près des échafaudages. Je me suis calé entre deux voitures, à trois cents mètres du spectacle.

Ils ont commencé à s’acharner sur le réservoir, puis les phares, le plus facile, soit, mais ça fait de beaux débris mordorés. Ils sont venus à bout de tout ce qu’on peut marteler, arracher, tordre. Des étincelles, dans les rainures du carbu. J’en ai éprouvé un certain plaisir. Dure à cabosser, la charogne. Elle s’est couchée d’elle-même, un bruit sinistre qui a raclé le trottoir. Des amis haut placés, c’est ça qu’il a dit ? Ils ont planté la barre un peu partout pour s’en servir comme bras de levier, mais ça n’a pas donné grand-chose. Un briquet… Pas facile de défigurer un bloc de fuselages pareil. Il paraît que ce n’est pas si simple de venir à bout d’un corps humain en bonne santé, quand on n’a pas l’habitude. Ça couine, ça réagit, ça sursaute, ça refuse de ployer. Ça peut résister des heures. Il sait mettre les mauvaises baffes, c’est ça qu’il a dit ? Je ne sens rien, mais ça doit puer le cuir brûlé. C’est toujours beau, une Harley, même quand ça agonise. Des gens passent, vite, ils font comme si de rien n’était, perclus de trouille. Encore quelques coups et le bouchon du réservoir finit par céder. C’est l’hémorragie. Et plus ils frappent, plus ça me plaît, pour un peu je vais regretter de ne pas les voir éventrer toute la ferraille, déchirer la robe, lacérer l’armature.

Haletant, hypnotisé, j’ai vu la flamme fureter vers la rigole d’essence. Le reste s’est passé très vite. Des gens, attirés par la flambée. Moi, loin du drame, attendant qu’on prévienne Gérard, et ça n’a pas tardé. Un instant qui m’a vrillé les tripes : l’hébétude de cet imbécile qui réalise sans oser y croire. L’innocence dans les yeux, la misère du monde qui lui tombe dessus, tout seul, tout petit. Panique. Abandon de poste. Les deux tortionnaires sont venus me réclamer le second billet. L’un d’eux a dit :

— Ça mériterait une rallonge.

— Pourquoi ?

— À cause du décalco.

— Quoi ?

— Le motif en vert et rouge sur le réservoir. Une tête de Naja, la gueule ouverte.

— Et alors ?

— Et alors ça mériterait une rallonge, c’est tout.

Je n’ai pas compris s’il s’agissait d’une simple suggestion et, dans le doute, j’ai sorti un autre billet. Ce n’est pas mon fric. J’ai traversé la rue, sans me presser, droit vers la caissière du Moderne. Elle m’a demandé ce qui se passait dehors. Sans répondre j’ai descendu le petit escalier jusqu’au ventre du volcan.

La gifle des décibels m’a réveillé un vieux mal de dents. Le magma humain, la torpeur immédiate, tout le bordel habituel. La ville dort et ses entrailles bouillonnent. Ce pourquoi je suis venu peut attendre encore deux minutes. Avaler un mescal, avant toute chose, j’en ai besoin. La ville dort, là-haut. Sans se douter.

Entropie absurde. Les bouches qui hurlent, inaudibles, dans les oreilles. Batterie électronique et rythme cardiaque. Les fonds de teint marbrés de sueur, les auréoles béantes des tee-shirts, une forêt de cuisses croisées. Et tout ce qu’on ne voit pas mais qui suinte de partout, les sourires sans réponse, les regards perdus, les vérités essentielles qui commencent à perler, les promesses imbibées, les espoirs du creux de la nuit. Une odeur planante de sécrétions. Les numéros de téléphone qu’on s’échange, solennels, sur un paquet de Marlboro. Et la gamberge. Je connais bien, j’ai gambergé, aussi, longtemps. Combien de fois ai-je cru trouver une issue à toutes ces déroutes. La moitié du public a envie de hurler au sexe, l’autre dégorge sa solitude. La ville dort, là-haut. Et bien, qu’on la laisse, après tout.

Pas de Jordan. Ni au bar de l’entresol, ni en bas. Je ne l’imagine pas dans ce genre de bourrasque humaine. Mais quelque chose me dit que ces deux enfoirés du H.L.M. ne m’ont pas mené en bateau. Gaetano, le dessinateur de B.D. est là, à l’affût des jambes, mais toujours sage. On se frappe la paume des mains, façon rasta. « Mon seul organe sexuel c’est les yeux », il dit. Il ajoute qu’il y a plus de filles aux Bains-Douches. Je le plante là pour ratisser et fouiller le moindre recoin de la boîte, je surnage dans la marée, ma chemise est déjà trempée, je m’adresse à toutes les têtes familières, personne n’a vu Jordan ni rien qui s’en approche. J’ai envie d’en baffer quelques-uns, gueuler plus fort que cette musique de merde, hurler que j’ai du travail, que je les hais, tous ces oisifs qui n’ont rien à foutre ici qu’à se goinfrer d’illusions, de fureur et de bruit qu’ils n’ont pas su trouver ailleurs. Je me maudis moi-même d’avoir été des leurs, d’avoir dormi tant de fois sur ces fauteuils, avec des lunettes noires, la gorge sèche, en attendant la fin de siècle.

— Un mescal, double.

Cent vingt balles qui disparaissent en deux lampées. Je me sens bon pour écluser tout le pognon avant la fin de la nuit. Je n’ai pas de scrupules à avoir, avec ce fric, Bertrand aurait déjà racheté sa chère édition des mémoires de Talleyrand que je l’avais forcé à fourguer dans une vieille librairie de la rue Gay-Lussac. Reliée, illustrée, mais à cause des gravures un peu piquées, on n’en avait tiré que quatre cents balles. J’ai repris un mescal, fermé les yeux pour sentir le liquide me brûler l’œsophage. Tête baissée.

 

C’est là, en relevant le nez pour affronter le maelström, que j’ai vu la fille. Adossée à un mur de faïence, regardant les danseurs, comme fascinée, envieuse de tant d’énergie et de vibrations des corps. C’est sa maigreur qui m’a intrigué le plus. Ceux qui ont tenté de me la décrire n’en ont pas parlé.

Oui, la panoplie, elle l’a vraiment, on voudrait se déguiser en femme fatale qu’on ne s’y prendrait pas autrement. Une tenue de combat. Un outrage. En noir des pieds à la tête, avec tout l’attirail fantasmatique de base, sans un iota d’imagination, pas la plus petite touche personnelle, rien, rien qu’une imagerie au ras du trottoir et du tailleur Chanel. Ou alors si, peut-être, ses dessous, qu’elle parvient à cacher. Mais on ne pense pas tout de suite à du Damart. Vulgaire pour l’un, typée pour l’autre, et terriblement bandante pour le reste. Moi, elle me foutrait plutôt la trouille. Tous ceux qui veulent crier qu’ils existent me foutent la trouille. Les gens qui se livrent tout de suite sans prononcer un mot me foutent la trouille. C’est la nuit qui engendre de pareils mutants.

Juste le temps de pivoter vers le barman qui me rendait la monnaie, et elle a disparu. J’ai paniqué. L’ai retrouvée tout près de moi, me frôlant sans savoir. J’ai cru qu’elle demandait un verre, elle a juste mordu dans un zeste de citron que j’ai laissé près de mon mescal. Le contact de sa jambe a électrifié la mienne. Une peur inconnue que je me suis juré de comprendre un jour. Elle s’éloigne à nouveau, je la suis jusqu’à la porte des toilettes des filles.

— Laisse tomber celle-là, me dit Gaetano.

— Pourquoi ?

— C’est une vénéneuse.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Bah… tu me comprends, allez… Elle couche facile, suffit de demander.

— T’as essayé ?

— T’es fou.

Un grande brune lui saute au cou, il s’éloigne.

— Tu veux me la tenir, biquet ? me dit une nana que j’empêche d’entrer aux toilettes.

Pour appuyer mon côté satyre, je risque un œil vers les lavabos et n’y vois que des corps gainés et des visages aux peintures de guerre. Celle que j’attends en ressort. J’ai senti le dos de sa main contre mon ventre mais j’ai dû me tromper. Les filles ne sont pas folles à ce point-là. Les filles ne sont pas folles au point de penser que les garçons sont fous à ce point-là. Elle va s’installer sur un tabouret de bar, sort un tube de rouge à lèvres d’on ne sait où. Je m’approche.

— Sans miroir ? On peut se mettre du rouge à lèvres sans miroir ?

— Un miroir ne me servirait à rien, elle ricane.

— Et pourquoi ?

— Peu importe. J’ai bien vu que vous me regardiez depuis tout à l’heure, et j’ai quelque chose à vous soumettre.

— Ah ?

— Mais je ne sais pas y mettre les formes. C’est mon grand défaut, je ne sais pas comment m’y prendre. On m’a déjà dit que j’étais trop abrupte. C’est sans doute la timidité, je ne sais pas. C’est sans doute un problème de… de formulation, et des gens le prennent mal, ils pensent que c’est de l’indélicatesse, c’est dur à expliquer.

— Ne vous en faites pas. Restez simple, allez-y.

— Je ne sais pas rester simple, ça en devient maladif, vous allez trouver ça bête, mais je ne peux pas parler et penser à ce que je dis en même temps, j’ai l’esprit d’escalier, comme on dit, on m’explique quelque chose, j’essaie de répondre mais je suis bloquée, et c’est le lendemain matin seulement que je me dis : idiote, voilà ce qu’il fallait dire ! Mais c’est trop tard. Il m’arrive souvent de donner des rendez-vous en deux temps, pour y repenser et préparer ce que je vais dire, et je peux vous avouer le pire ? Je vais aux toilettes pour prendre des notes et préparer des réponses que j’apprends par cœur.

— Avec moi, pas de problème, soyez spontanée, j’adore ça.

— On couche ?

— …

— Remarquez, il faudrait peut-être qu’on se présente d’abord, je m’appelle Violaine.

— … C’est joli.

— Vous trouvez ? Y a viol et y a haine.

— … J’avais pas pensé… Je…

— Regardez, derrière vous, il y a quelqu’un qui cherche à vous faire un signe…

— … Pardon… ?

— Il insiste, allez le voir. Réfléchissez, et revenez me dire oui ou non.

Je regarde par-dessus mon épaule. Étienne ?… Peut-être. Sans doute… Il me fait signe de le rejoindre. Je traverse la salle dans un grand blanc. Plus de son, plus d’image. Juste le bras lointain d’Étienne auquel je me raccroche comme à un phare.

— Qu’est-ce que tu fous, Antoine !

— Hein ?

— J’ai failli pas entrer, le videur est devenu dingue, il est en train de tout péter dehors, il est avec sa bande de bikers. Tu m’écoutes ?

— Ouais.

— T’es bourré ou quoi, bordel !

— Non.

— Tu vas m’expliquer ce qui se passe dans ce putain de rade !

— C’est rien…

La vamp vient de me transmettre sa maladie, ne plus savoir dire les choses comme on voudrait les dire. J’ai beau être assis en face de mon pote, je suis encore avec elle. Et redoute déjà de la perdre.

— J’ai brûlé la moto de Gérard.

— Hein… ? Tu te fous de ma gueule ? T’as pété les plombs ou quoi ? T’as pas intérêt à faire le con, mon pote, tu t’es mis dans un sacré merdier avec ton Jordan. J’ai eu des infos sur le bonhomme, c’est un dangereux. Hé !

Les cinq doigts de sa main balaient devant mes yeux.

— Me dis surtout pas que t’as pris de la dope.

— De la dope ?

Mes yeux se sont ouverts grand quand j’ai reçu une baffe.

— Écoute-moi, merde ! J’essaie de te dire que tu cours après un dingue. Il a mordu des gens. Mais vraiment mordu ! Je suis passé au Bleu Nuit, j’ai vu Jean-Louis, le photographe, avec une cicatrice grosse comme ça. Il mord ! Tu piges ?

— … Je sais.

— Hein ? Tu veux que je t’en colle une autre ?

Je me suis retourné pour voir si elle était encore là.

— Qui c’est, celle-là ?

— C’est… C’est la fille qui embrasse la main de Jordan.

— Tu te fous de ma gueule ? Comment tu sais que c’est elle ?

— C’est elle.

— Et qu’est-ce qu’elle t’a dit ?

— Qu’elle voulait coucher avec moi.

Temps mort. Musique. Faudrait que je boive, encore un peu.

— T’es bourré ou quoi ? Tu vas pas te laisser embobiner, hein Antoine ?

— Pourquoi pas ?

— Parce que ça sent mauvais. J’étais avec toi, je voulais te donner un coup de main, mais là…

— Et si elle pouvait me conduire jusqu’à Jordan ?

— Si tu la suis, j’arrête tout.

— Faut que j’y aille, elle va partir. Je vais lui faire cracher où est Jordan, et je le donnerai au vieux, vendredi matin, et je sortirai Bertrand du trou, et j’aurai même pas besoin de le remplacer. Tout ça en quarante-huit heures chrono. T’as mieux ? Alors qu’est-ce que t’as à me faire la morale, à jouer le prophète qui repère le mauvais œil, tout ça parce que t’as vingt piges de plus que tout le monde.

Je n’ai rien regretté de tout ça, même pas les derniers mots. J’ai attendu qu’il réplique, qu’il m’insulte. Il est resté bouche bée, comme sur un coup du lapin, immobile. Je m’en fous. Elle est toujours là, sur son tabouret, elle a l’élégance de ne pas me regarder. J’ai cherché un truc à dire à Étienne. J’ai vu son regard braqué vers les escaliers.

C’est Gérard. Blême. Il me fusille des yeux. Ses deux collègues aussi.

— Je veux pas jouer au vieux con, mais je pense qu’ils attendront que tu sois dehors avant de t’éclater la gueule, fait Étienne.

— Peuvent pas savoir que c’est moi.

Et ça te tombera dessus au moment où tu t’y attendras le moins… Mais je m’y attends tellement que je peux être tranquille. La fille est là, mais plus pour longtemps. Étienne me tape sur la cuisse.

— Le vieux con ne veut pas te donner de conseils, mais tu ne sortiras pas vivant d’ici. Fais ce que tu veux, mais laisse-moi le temps de passer un coup de fil.

J’ai failli dire que je n’avais plus besoin de lui quand j’ai vu Gérard serrer la main d’un mec avec un bandeau de gaze autour de la tête. Gérard ne s’est même pas inquiété de l’état de son crâne, il a mimé celui de sa bécane. C’est Fred.

— Réflexion faite, si t’as une bonne idée, Étienne…

 

*
*  *

 

La musique s’est arrêtée. Le flic n’a pas osé fouiller Violaine mais il s’est rattrapé sur moi. Sur tous les danseurs devenus orphelins par ce silence intempestif et grave. Étienne a disparu. Le patron de la boîte, furieux, joue les indignés devant les deux inspecteurs. Il hurle que jamais il n’a eu de trafic de dope chez lui. Il a même fait installer une caméra dans les chiottes. Les flics lui demandent de se calmer, ils n’ont rien trouvé, pas même une tête fichée. Le boss entamait un speech sur les rumeurs qui coulent un lieu vite fait si on n’y fait pas gaffe, quand Violaine m’a dit, simplement :

— On y va ?

Au beau milieu de la confusion générale, je suis sorti sous le feu nourri des regards de Fred et Gérard. Des yeux incrédules et terrorisés par leur propre violence qui m’ont fusillé sur un coin de trottoir. J’ai encore reçu quelques impacts dans le dos, loin, au bout de la rue Fontaine. Je n’ai pas pu savoir lequel avait le plus de munitions en stock. Bizarrement, ça ne m’a pas inquiété plus que ça. De deux maux j’avais choisi le pire : une bombe qui réduisait à néant toute velléité balistique. Et qui piquait le macadam de ses talons aiguilles.

 

*
* *

 

Je suis toujours surpris quand je rencontre un sans-abri, comme si j’étais le seul à avoir ce privilège.

Je ne suis pas du clan des desperados du sexe, des baroudeurs. Ma libido n’a pas de quoi écrire ses mémoires. Mais les seuls souvenirs précis que je garde des femmes que j’ai pu connaître se rattachent à leur point d’ancrage, là où elles sont les seules maîtresses à bord. Et j’aime le parfum de la chambre des filles, j’aime les voir faire à la va-vite les quelques gestes quotidiens, j’aime les petites mises en garde et tous les efforts qu’elles font pour se préserver du regard de l’intrus.

Par réflexe, j’ai pensé à la chambre à quatre-vingts francs de l’hôtel Gersois du Carreau du Temple, avec une chaise en Formica et un couvre-lit en laine qu’on se dispute par grand froid, Bertrand et moi. Sans parler de la sonnerie tétanisante qui vous réveille à midi pile pour vider les lieux. De quoi tuer les confidences d’une inconnue. Je lui ai demandé si elle en connaissait un. Elle a répondu que le premier venu ferait l’affaire.

Et tout compte fait, on aurait pu trouver pire. Une moquette fraîche et vieux rose sur les murs de la chambre. Un lit bordé serré. Un mini-bar dont elle a tiré un quart d’eau minérale. Je cherche un truc élégant à dire pour lui signifier d’emblée que je ne coucherai pas avec elle, mais la veste de son tailleur tombe à terre et découvre les taches de rousseur de ses épaules. Tout son corps s’éclaircit, enfin. L’infinie tristesse de ses cernes, la pâleur de ses traits anguleux et cassants. L’embrasser sur les lèvres, et s’entailler le visage. La prendre dans ses bras, et la sentir craquer de partout. Se coucher sur elle, et se réveiller sur un tas de poussière.

J’ai l’esprit d’escalier, elle a dit, tout à l’heure. J’essaie de m’imaginer dans ce lit, demain matin, l’œil entrouvert, cherchant à me souvenir de ce qu’on va dire tout de suite, à l’instant présent, et regrettant de ne pas avoir su la manipuler comme il aurait fallu.

— Il y a une demi-bouteille de champagne, elle dit.

— Ouvrez-la.

Une trêve. Le temps de remplir les verres en Pyrex, de porter un toast aux ténèbres, de laisser glisser les dernières gorgées avant la joute. Je disparais un instant dans la salle de bains, m’assieds sur le rebord de la baignoire, me passe le visage sous l’eau froide. Ne pas oublier le principal, Jordan, Jordan, Jordan. Tout le reste, le champagne, les bas, les taches de rousseur, c’est rien, de toute façon je n’en ai pas envie, son corps n’a même pas d’odeur, elle ne fait rien pour érotiser l’ambiance, et même, je ne lui plais pas, moi ou un autre, j’ai fait l’affaire parce que j’étais là, c’est comme l’hôtel, elle est ailleurs, je le sais.

Elle se tient droite devant le miroir, comme hypnotisée par sa propre image, les yeux écarquillés, rivés dans leur reflet. Je caresse du bout des lèvres le verre qu’elle m’a rempli à ras bord, puis je trinque avec le sien, ça ne la fait même pas ciller, j’ai l’impression d’être un intrus qui dérange un tête à tête d’amour. Jamais je ne me suis contemplé avec une telle ferveur, une telle étrangeté.

— Vous vous trouvez comment ?

Pas de réponse. Brusquement, elle a les yeux des vieux qui ont décroché. Je pose la main sur ses taches de rousseur, elle reprend conscience.

— … Pardon ?

— Je vous demandais si vous vous trouviez belle.

Silence, ponctué d’un trait de champagne.

— Les miroirs ne me servent à rien. Je vous l’ai déjà dit. Je ne me vois pas. J’existe dans votre regard, uniquement.

L’aveu d’un désir ? Qui sait ? J’ai bu, lâchement, pour éviter de poursuivre. Avec la certitude d’être tombé sur une névrosée. Une névrosée ivre. Comment ne pas l’être quand on suit Jordan partout comme un chien servile. Vu le préambule qu’elle vient de me servir, je sens que je vais avoir droit à la petite saynète existentielle du soûlographe. Ça tombe bien, on est juste à l’heure. Je connais déjà la pièce, une vie entière qu’on ânonne, avec le ressac des derniers ratages en date, une marée aigre, sans bulles, qui refoule jusqu’au drame originel. In verito vinasse. Sa nuit n’est pas la mienne. Elle fait partie des malades, pas des parasites.

Elle me rappelle Grégoire le dépressif, un copain de fortune, un traînard occasionnel qui s’est raccroché à Bertrand et moi avec une force désespérée. Cet après-midi où il est tombé, assis sur un trottoir de boulevard, et où brusquement il a décidé de ne plus se relever. L’instant d’avant, l’errance joyeuse, la bravade. On l’a secoué, incrédules, on a ricané. Il a dit : « J’ai peur. » Il a respiré par saccades. Et quelques heures plus tard, dans sa chambre de bonne, nous nous sommes relayés pour lui offrir nos bras, Bertrand et moi. Car c’est bien dans nos bras qu’il voulait être, comme s’il n’y avait de répit, de paix, que là. C’était la première fois que je me trouvais confronté à la maladie.

Car Grégoire souffrait dès les premières minutes du réveil, ça lui brûlait le ventre, nausée, larmes, il nous fallait tirer les volets et les rideaux, mais ça ne suffisait pas. Il fallait aussi clouer un drap noir pour arrêter les dernières lueurs assez fortes pour percer tout ça. Ne rien faire des heures durant, dans le noir absolu, juste lui tendre des bras dès qu’il en réclamait.

Et chaque soir, le miracle. Au crépuscule, il prononçait quelques mots. Paisibles. Des petits mots tout bêtes. Et là on poussait un soupir, on se relâchait. On en profitait pour lui faire boire une goutte de lait. Dans la nuit noire, il se mettait à parler, parler couramment, comme un enfant qui se risque à une phrase complète. Des propos anodins et doux, avec parfois un sourire, il émettait le désir de se pencher à la fenêtre et acceptait la lumière des étoiles. En oubliant, doucement, le cauchemar du lendemain.

À force d’en parler, Bertrand et moi, durant les rares moments où le sommeil venait le délivrer, nous avons fini par comprendre. Comprendre la plus élémentaire des choses : Grégoire avait peur du jour en marche, de l’idée que ça bouge, que ça progresse, là-bas, au-dehors, que ça avance sans lui, sans ses vingt ans, sans ses doutes. Et dans la douce nuit, sous des latitudes obscures, les discours devenaient caduques, et plus personne ne lui demandait rien. Ne restaient que la fraîcheur du soir et le droit de rester immobile dans le temps suspendu.

La maladie a duré une dizaine de jours. Sa mère venait tous les matins, il refusait de la voir. Elle s’en remettait à nous, des inconnus, car c’était le désir de son fils.

Aujourd’hui il travaille dans la finance, ou un truc comme ça. Il nous a dit qu’il était cambiste et je n’ai pas compris quand il nous a expliqué. Il nous prend pour des gentils ados attardés. Plus jamais nous n’avons reparlé de la maladie.

Mais la maladie peut prendre des formes très diverses. Les paumés du 1001 ont chacun contracté une forme du virus. Et je suis désormais certain que cette écorchée qui ne se reconnaît pas dans le miroir, qui embrasse la main d’un enragé, qui couche avec le premier venu, et qui aimerait répondre le lendemain à la question qu’on lui pose la veille, cette fille-là fait partie des plus atteints.

— Si je vous dis que je préférerais ne pas coucher avec vous cette nuit, dans combien de temps pensez-vous réagir ?

J’ai dit ça en essayant d’y mettre le ton d’un bon mot. Qui est tombé à plat. À moins qu’il ne lui faille vraiment un temps fou pour répondre. Bizarrement j’ai senti comme une douleur sourde dans mon crâne. La gueule de bois qui pointe, sans doute. Je n’ai pas su entretenir le cours fragile de l’ébriété. D’habitude, je négocie mieux.

— Il faut que je m’allonge.

C’est moi qui ai dit ça ? Je l’ai juste entendu. L’oreiller est frais. Je cligne des yeux.

— C’est trop bête, ça va passer… Je suis désolé…

Mauvaise nuit, mauvaises rencontres, mauvais champagne. Si encore j’avais envie de vomir. Ma nuque pèse des tonnes, comme si la grippe gagnait. JordanBertrandJordanBertrand…

Je me raccroche à ces deux mots-là sans pouvoir les faire sortir. Qu’est-ce que j’ai, nom de Dieu… Si je me mettais la tête sous… sous l’eau ?

— … C’est ridicule… Excusez-moi…

Distorsions… Mes yeux se brouillent…

J’essaie de me raccrocher, à un prénom, une idée, un coin d’oreiller, et je titube.

Comme au travers d’un écran humide, j’ai vu une géante à mon chevet, les bras croisés, goûtant à mon agonie.

Un instant plus tard, ma tête s’est plombée sur le montant du lit. Définitivement.

Hé ! toi… la folle… dis-moi vite où est Jordan, vite, tu le connais, fais pas semblant, tu lui embrasses la main en public… je ne sais pas pourquoi ça valse… n’importe qui dirait que je suis ivre mort… Mais… On ne sortira pas d’ici tant que…

— Qu’est-ce… que vous avez… mis dans mon verre, espèce de…

J’ai senti un poids monstrueux m’écraser l’estomac, d’un coup…

J’ai gueulé de surprise, puis de douleur, le poids s’est installé de plus en plus et m’a écrasé le sexe…

Si j’avais la force d’ouvrir les yeux…

— Je suis morte, Antoine. Mais personne ne le sait. C’est notre force à nous. Je ne suis jamais née, Antoine…

J’ai trouvé la force d’ouvrir les yeux… Elle… Assise sur moi… Je vais crever là… Écrasé… Je vais tourner de l’œil… Qu’est-ce qu’elle veut…

— Je reviens du territoire des morts pour vous hanter, vous, les vivants. N’essaie plus de bouger, Antoine. Ne nous cherche plus, ni Jordan ni moi. Bientôt tu n’en auras plus ni l’envie ni la force. Tu vas nous rejoindre, Antoine. Tu feras partie des nôtres…

J’ai entendu des sons distordus… J’ai vu des formes molles… Une dernière fois j’ai essayé d’ouvrir la bouche. Qu’est-ce… qu’elle m’a fait boire, cette salope ?…

— Dans quelques secondes ce sera fini, Antoine…

J’ai senti ses mains me saisir la nuque, son souffle haletant vers le creux de mon épaule, ses lèvres effleurer ma gorge.

Salope…

Le cou brûlé, j’ai hurlé à la mort.